Seconde lettre sur l'Algérie
Pendant l’occupation française de l’Algérie, beaucoup d’encre a coulé. Moi-même, Louis et Antoine nous avons mis en place des récits qui ne reflètent ( à mon avis), qu’une limite de ce que gardent nos mémoires et la liberté d’expression a ses limites, au moins, celles de ne pas avoir toujours raison. Nombre de journalistes et d’intellectuels de Gauche et de Droite se soumettent à l’ordre établi aujourd’hui en n’osant pas défier ces moments où la plume soumise retrace le discours officiel.
Après plusieurs années de l’indépendance de l’Algérie, on ne cesse cependant de fouiller dans les décennies noires qui ont endeuillé cette guerre franco-algérienne.
En 1831, date de la création de la Légion, Alexis de Tocqueville est fasciné par la conquête d’un pays méditerranéen aussi intéressant, dit-il ! Il explique cet intérêt : « Il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation de l’avoir vaincue, l’idéal était de mener la conquête en connaissant parfaitement cette société, après l’avoir bien analysée ».
Ainsi, Tocqueville se lance dans son étude et publie deux lettres. Celle qui nous intéresse est la seconde concernant l’Algérie. Il tente de comprendre les conditions historiques et géographiques, les langues, les lois, les coutumes, les valeurs et la religion du pays. Un constat s’impose, la supériorité de la « race française » est omniprésente dans les missives adressées aux hautes sphères de l’état français. Ainsi, on peut lire : « Nous sommes plus éclairés et plus forts que les Arabes, on ne peut étudier ce peuple que les armes à la main ». Un constat s’impose, à aucun moment, Tocqueville ne remet en cause la légitimité de la conquête de l’Algérie, mais en profite pour se prononcer résolument pour l’abolition de l’esclavage. En fait, Tocqueville entre 1837 et 1847, souhaite mettre un terme au déclin de la France, restaurer son prestige et sa puissance tout en restant convaincu qu’en l’absence d’une vigoureuse politique, le pays sera bientôt relégué au second rang et la monarchie menacée dans son existence même. Dans ce contexte, se retirer d’Algérie serait irresponsable. Pour Tocqueville, il faut y demeurer et le gouvernement doit encourager les Français à s’y installer pour dominer le pays et contrôler la Méditerranée centrale grâce à la construction de deux grands ports militaires et commerciaux : Alger et Mers El-Kébir.
La publication des écrits de Tocqueville sur l’Algérie est inédite et ses ouvrages méconnus d’un grand public, ils sont pourtant d’une importance considérable, même s’ils sont écrits pour le pouvoir colonial.
Seconde lettre sur l’Algérie (1837) Alexis de Tocqueville.
« Je suppose, Monsieur, pour un moment que l’Empereur de la Chine, débarquant en France à la tête d’une puissante armée, se rende maître de nos grandes villes et de notre capitale. Et qu’après avoir anéanti tous les registres publics avant même de s’être donné la peine de les lire, détruit ou disperse toutes les administrations sans être enquis de leurs attributions diverses, il s’empare enfin de tous les fonctionnaires depuis le chef du gouvernement, jusqu’aux gardes-champêtres, des pairs, des députés et en général de toute classe dirigeante ; et qu’il les déporte, tous à la fois dans quelque contrée lointaine. Ne pensez-vous pas que ce grand Prince, malgré sa puissance armée, ses forteresses et ses trésors, se trouvera bientôt fort embarrassé pour administrer le pays conquis ; que de nouveaux sujets, privés de tous ceux qui menaient ou pouvaient mener les affaires, seront incapables de se gouverner eux-mêmes sans connaître ni la religion , ni la langue, ni les lois, ni les habitudes, ni les usages administratifs du pays et lui a pris soin d’éloigner tous ceux qui auraient pu l’en instruire, sera hors d’état de les diriger. Nous avons fait en Algérie précisément ce que je supposais que l’Empereur de la Chine ferait en France. Pour la conquête, la guerre s’était engagée contre les Turcs d’Alger, mais après les combats et la victoire, nous ne tardâmes pas à voir qu’il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation de l’avoir vaincue. En effet, le gouvernement civil et militaire de la régence avait été dans les mains des Turcs. A peine étions-nous maîtres d’Alger, que nous nous hâtâmes de réunir tous les Turcs sans oublier un seul et nous transportâmes cette foule sur la côte d’Asie. Afin de mieux faire disparaître les vestiges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui était fait avant nous. Je pense en vérité que les Chinois dont je parlais plus haut n’auraient pu mieux faire.
Il se trouve que l’administration française, ne sachant ni ce qui lui appartenait, ni ce qui était resté en la légitime possession des vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s’emparer au hasard de ce dont elle avait besoin au mépris du droit et des droits. A la place d’une administration qu’ils avaient détruite dans ses racines, les dirigeants français imaginèrent de substituer, dans les districts d’occuper militairement l’administration française.
Figurez-vous ces indomptables enfants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation.
Le gouvernement turc détruit, sans rien ne le remplaçât, le pays ne pouvait pas encore se diriger et tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une immense confusion, le brigandage s’organisa de toutes parts… Il est très difficile, sans doute, de savoir où l’on doit s’arrêter quant à l’occupation d’un pays barbare. La guerre ne termine rien ; elle ne fait que préparer un théâtre plus lointain et plus difficile à une nouvelle guerre. Il nous faut rappeler à la Chambre que l’Algérie présente ce bizarre phénomène d’un pays divisé en deux contrées entièrement différentes l’une de l’autre et cependant absolument unies entre elles par un lien indissoluble et étroit. Dès lors, les conditions de la guerre d’Afrique sont apparues. Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées destinées à opérer en masse mais de couvrir le pays de petits corps légers qui pussent atteindre les populations à la course.
Il n’y a pas de gouvernement si sage, si bienveillant et si juste qui puisse rapprocher tout à coup et unir intimement ensemble des populations que leur histoire, leur religion, leurs lois et leurs usages ont si profondément divisées. Il serait dangereux et presque puéril de s’en flatter.
Conclusion.
A nos yeux, les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds ; si nous enveloppions leurs populations, non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y éteindre et les étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait tôt ou tard, un champ clos, une arène murée où les deux peuples devraient combattre sans merci et où l’un des deux devrait mourir…